Les réseaux sociaux, pierre angulaire des opérations d’influence et d’intoxication


Vingt-neuf juillet 2022 : Hilary Taylor, l’influenceuse américaine (2,5 millions d’abonnés sur TikTok) qui s’est fait connaître en se filmant avec les animaux qu’elle héberge dans sa ferme de Floride, se lève en panique. Sur Twitter, elle voit défiler des centaines de messages de condoléances pleurant la mort d’Emmanuel, l’émeu qu’elle élève depuis des années. Star des réseaux sociaux, les vidéos dans lesquelles l’animal tient la vedette font des millions de visionnages.

La rumeur de sa disparition est un petit événement, à l’échelle mondiale, pour les amateurs de mèmes et d’animaux. En Slovaquie par exemple, le #RIP_Emmanuel (« repose en paix Emmanuel ») se hisse parmi les tendances de Twitter, les mots-clés les plus utilisés ce jour-là, avec 1 346 tweets consacrés à l’émeu. Au saut du lit, Hilary Taylor se précipite vers l’enclos. « Il m’attendait à la porte, tout à fait vivant et prêt à se faire câliner. “EMMANUEL N’EST PAS MORT” », écrit-elle alors sur Twitter, soulagée. Le message accumulera plus de 37 000 likes.

Le Monde et ses partenaires du consortium Forbidden Stories, qui ont enquêté durant plusieurs mois sur l’officine israélienne de désinformation « Team Jorge », ont, depuis, présenté leurs excuses à Mme Taylor : la rumeur visant Emmanuel était une démonstration, réalisée par Team Jorge pour trois journalistes du consortium (Frédéric Métézeau de Radio France, Gur Megiddo de TheMarker et Omer Benjakob de Haaretz), qui se sont fait passer pour des intermédiaires d’un potentiel client français. C’est cette entreprise spécialisée dans la manipulation qui a fait en sorte que des centaines de comptes Twitter diffusent le mot-clé #RIP_Emmanuel, afin de montrer la puissance de son réseau de faux comptes, gérés par un outil appelé « AIMS » (pour « Advanced Impact Media Solutions », soit « solutions avancées pour impact médiatique »). Grâce à ce dernier, ils revendiquent posséder 39 000 « avatars », de faux profils pouvant disposer de comptes sur plusieurs réseaux sociaux ou services en ligne.

« Story Killers », enquête sur les mercenaires de la désinformation

Durant plusieurs mois, une vingtaine de rédactions, dont celle du Monde, ont enquêté, au sein du consortium Forbidden Stories, sur les entreprises spécialisées dans les manipulations d’opinions publiques et la diffusion de fausses informations. Dans le cadre de ce projet baptisé « Story Killers », trois journalistes du consortium ont notamment pu participer, en se faisant passer pour des intermédiaires d’un potentiel client français, à plusieurs rendez-vous avec des officines vendant des outils d’influence « clés en main ».

Cette enquête a notamment permis de révéler l’existence de « Team Jorge », une très discrète société israélienne qui revendique son ingérence dans plusieurs dizaines d’élections à travers le monde. Elle offre à ses clients un arsenal de services illégaux, depuis le piratage des boîtes e-mail et messageries privées d’adversaires jusqu’à la diffusion massive de campagnes d’influence grâce à un gigantesque réseau de faux comptes sur les réseaux sociaux.

Les révélations du consortium sur Team Jorge sont un exemple de plus de la compétition permanente qui se joue, depuis plusieurs années, entre, d’un côté, les principaux opérateurs de plates-formes et réseaux sociaux et, de l’autre, les acteurs qui souhaitent abuser de ces grandes agoras numériques. Meta, Twitter, Google, Reddit… Toutes ne connaissent que trop bien les enjeux de la lutte contre les opérations d’influence.

Relative impunité

Meta, la maison mère de Facebook, publie depuis 2019 des rapports réguliers sur les « comportements inauthentiques coordonnés », c’est-à-dire des manipulations le plus souvent politiques s’appuyant sur de vastes réseaux de faux comptes. Certains Etats eux-mêmes ont un intérêt évident à lutter contre ces nouvelles opérations d’influence, en témoignent les images régulièrement publiées par les autorités ukrainiennes et montrant le démantèlement des « fermes à trolls » russes, ou exhibant des dispositifs artisanaux composés de centaines de cartes SIM utilisées pour ouvrir des faux comptes sur les réseaux sociaux.

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